La machine à remonter le temps - 2

Publié le par Le Bateau Immobile

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Nous continuons aujourd’hui l’exploration des rapports de mission.

 

Après les premières missions consacrées à la fondation d’une base, avec un esprit pionnier palpable, les suivantes – celles des années 60 - sont plus dans un esprit d’exploitation d’un existant. Les conditions de vie sont plus confortables, fini le temps des dortoirs et de la promiscuité, vient celui des chambres individuelles confortables et de l’isolement. La cohésion des missions s’en ressent et les conflits apparaissent régulièrement dans les rapports. De missions centrées sur le milieu et la découverte d’un monde nouveau, nous passons à des expériences humaines avec ses hauts et ses bas, l’environnement passant souvent à l’arrière-plan.

 

La gestion humaine fait maintenant son apparition dans les objectifs annuels, avec ses aléas.  Ainsi le Docteur B, chef de l’une des premières missions des années 60 : « nous avons adopté le mode de commandement démocratique pour différentes raisons : des raisons personnelles (ce mode convenait mieux à notre nature que le mode autocratique, et nous tenions avant tout à demeurer médical) et des raisons de psychologie du camp. Avec un commandement démocratique, rendement et moral du groupe sont élevés et chaque compagnon chemine vers l’esprit d’indépendance, l’esprit d’initiative, un sens profond de ses responsabilités. »

 

Le Chef de District qui a pris la suite du bon docteur ne semble pas partager ce point de vue : « il n’était un secret pour personne que la mission précédente n’avait pas marché. Chamaillerie, mauvaise ambiance, avaient marqué tout au long du séjour cette mission. (…). Peut-être B a-t-il été trop faible ? Toujours est-il que nous avons retrouvé un gâchis général … ».

 

 

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Le fait est que le management participatif (on se croirait dans un bouquin de gestion des organisations) est une chose qui ne fonctionne pas vraiment. « Ecouter, mais décider loin du troupeau » me disait l’un de mes directeurs dans une vie antérieure, et plus de dix ans après, je ne peux que lui donner raison. Le bon docteur ne dit rien d’autre dans son rapport final : « cela n’alla pas tout seul. Les militaires refusèrent des dialogues communautaires (…) surtout parce qu’ils ne voulaient pas en user avec leurs subordonnés ». Au vu des rapports plus récents, rien n’a changé.

 

Dans les années 60, on sent aussi une société qui change : des termes disparaissent (fini les « boys » malgaches, le recrutement de personnels bon marché à Madagascar devait d’ailleurs cesser quelques années plus tard, l’île s’affranchissant de la tutelle française en juin 1960), fini les salles à manger pour d’un côté les officiers et sous-officiers d’un côté, « le personnel indigène » de l’autre (je cite un rapport). Il reste des métiers au bas de l’échelle, des « graisseurs » comme sur les navires, mot-valise qui désigne toutes les tâches de bas étage, des valets de ferme (car il y a encore une ferme sur la base à cette époque). Du moins ne parle t’on plus des « coutumiers ».


Il y a des missions que l’on devine plus difficiles que d’autres. Le hasard, une mauvaise alchimie entre les membres, une pomme pourrie dans le panier, c’est ainsi. La mission 19xx a eu son lot de problèmes : « 1er janvier : déjeuner somptueux avec champagne. Bagarre chez les sapeurs entre Européens et Réunionnais. Une pommette à recoudre [l’année commence bien !]. 3 janvier : début d’incendie à l’hôpital. 8 janvier : le Bâtard (sic) s’enivre. Le lieutenant le prive de vin pendant huit jours. 10 janvier : tué un skua de 1,30 m d’envergure qui rôdait autour du poulailler [à l’époque, les missions avaient des cochons, une basse cour, un pigeonnier, voire des moutons. Pour améliorer l’ordinaire, on pouvait prendre un fusil et aller abattre un taureau sauvage] ; 19 janvier : violente altercation de X avec les boys [malgaches, une des dernières fois que ce terme apparaît donc] ; 22 janvier : sombres histoires de services chez les Malgaches, qui ne s’entendent pas entre eux. Je leur supprime le vin jusqu’à dimanche. 29 janvier : vive altercation à table entre X et Y : X quitte la table et claque la porte. Il y a un malaise à la météo [X et Y travaillent ensemble]. 30 janvier : atmosphère très tendue qui pèse sur toute la mission. Et ceci sur un seul mois … Au moins, il y en a un qui en prend son parti : « 28 mars : Le Bâtard est sorti de l’hôpital et en profite pour se saouler et faire de éclats. 29 mars : il apparaît que Le Bâtard s’est saoulé sans l’aide de personne en touchant une bouteille de vin [qu’il a volé apparemment]. Il n’est ensuite plus fait mention de cette personne : avril étant le dernier mois durant lequel passent des navires, on peut imaginer que l’hivernant a été expulsé du district.

 

Ainsi d’une autre mission : « 18 mars – deux membres de la mission au cours d’une scène d’ivresse  voulue ont osé attenter à la vie d’un Chef de District privé de moyens physiques de coercition.  le danger fut tel, non seulement pour nous-mêmes mais encore pour l’ensemble de la Mission qui faillit se mutiner, que nous avons sollicité l’expulsion des intéressés coûte que coûte. 13 mai – il s’agit là d’un véritable coup d’état organisé par les quatre sujets précités. Juillet 19xx : les deux anciens ayant pris à parti le plus jeune membre de l’équipe, celui-ci fit une crise impulsive d’une extrême gravité … ». On se croirait sur le Bounty !


Et encore, les rapports sont loin de dire tout évidemment sur le quotidien des relations. Il est d’ailleurs étonnant de voir que mission après mission les problèmes restent les mêmes, que ce soit sexe (surtout depuis que les femmes sont présentes sur les bases), alcool,  la violence induite ou manifeste entre hivernants, le syndrome club de vacances et régression mentale. Des problèmes liés à l’éloignement aussi, qui concernent plus ceux qui sont restés en métropole ou à la Réunion que les hivernants. Les cas de divorce ou de séparation sont réguliers, de même que les demandes de retours pour des raisons de couple ou de famille. Pour l’anecdote, la première femme dont j’ai trouvé trace pourrait être cette fameuse Marie-Claude R., présentée comme « maçon » et caporal de l’Armée de Terre, et arrivant fin 1966.

A force de baigner dans un tel contexte, le Chef de District en vient parfois à perdre un peu les pédales et à formuler des recommandations qui peuvent étonner. Il est d’ailleurs amusant de voir que les recommandations vont souvent dans un sens plus restrictif que permissif. Rien de plus logique, tant parfois il peut être difficile de dire non, alors que lâcher la bride est plus simple et ne demande aucune formulation, on le fait, voilà tout !

 

Parmi les propositions, petit florilège avec ma perception des choses :

 

-          Interdire l’alcool (les bases sèches sont un serpent de mer, qui revient régulièrement. La réponse donnée à cette question de l’alcool dépend de chaque chef de District, dans le cadre d’une charte que chacun signe en venant ici. Interdire l’alcool serait pour moi une erreur : le trafic augmenterait (nous avons à chaque rotation des interdistricts qui passent), et plus rien ne serait contrôlé. Les bars clandestins sont une hantise, à cause des problèmes de sécurité que cela pose : chuter trois ou quatre mètres plus bas dans l’une des coulées qui entourent la base est un vrai risque. Une des missions précédentes a ainsi nettoyé une coulée de ses 300 bouteilles vides. Canaliser est donc le maître mot pour ne pas réduire à la clandestinité

 

-          Interdire les femmes :   « la mixité sexuelle est une possible menace sur la cohésion sociale » comme disait un Chef de District … mais tout est une menace sur la cohésion sociale, homme, femme, mariés ou séparés, homo ou hétéro. Gérer 24 heures sur 24 un groupe d’une vingtaine de personnes, c’est comme faire de la toupie : ça penche toujours d’un côté ou d’un autre et il faut en permanence rééquilibrer

 

-          Interdire les passages de bateaux « le séjour du Sapmer est nuisible sur le plan psychologique ». Pour moi, de la folie pure et une aberration ! Les marins doivent pouvoir compter avec la base non seulement pour les urgences médicales, mais parce que – eux aussi – ont besoin de souffler un peu. Les navires sont une bouffée d’oxygène pour un District, sans parler des services qu’ils ne manquent pas de nous rendre

 

-          Interdire le personnel réunionnais (attention, grand moment de la littérature de mission : « la majorité de cette catégorie de personnel est psychologiquement inadaptée et inadaptable à ce mode de vie. Les troubles de comportement, les accès dépressifs liés aux désordres familiaux, le rapatriement du tiers de ce personnel en sont la preuve formelle ». Moi qui compte pour un Réunionnais dans les statistiques des TAAF (et suis fier qu’il en soit ainsi, je me demande d’ailleurs si je ne suis pas le premier chef de district réunionnais !), je me demande bien où mon prédécesseur est allé pêcher une telle idée. Rien ne vient prouver la démonstration, ni les chiffres (les dernières exclusions ou demandes de retours anticipés concernent surtout des Métropolitains), ni ma propre observation. Personnellement, j’ai du mal avec les gens du canton de Rochechouart, on devrait les interdire !!

 

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En  résumé, plus de femmes, plus d’alcool, plus de bateaux, plus de Réunionnais … Pour fêter une telle clairvoyance, je vais prendre l’apéro avec ma toubib et ma chercheuse en sismologie, mes quatre Réunionnais, en attendant le passage du prochain navire !

 

LMGB

 

Photos : la base en 1953, en 1971 et ce soir (photo prise il y a un quart d'heure, on ne peut pas faire plus frais !!)

Publié dans HISTOIRE

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