Le grand dessein de Monsieur Heurtin

Publié le par Le Bateau Immobile

VACHES HEURTIN 1

 

Nous sommes fin XIXème. La philosophie positiviste prédomine, la croyance en la puissance créatrice de l’homme, son inventivité, son aptitude à progresser à travers des inventions de tout type et au service d’un idéal commun. « Ordre et Progrès » la devise d’Auguste Comte est reprise par le Brésil qui l’inscrit sur son drapeau. Le monde repousse les frontières de son savoir et ses frontières géographiques. Les Etats-Unis en finissent avec la découverte du « Grand Ouest » (du Far West si vous préférez) avec par exemple la première voie ferrée allant de l’Atlantique au Pacifique en 1869. La plupart des pays européens se taillent des empires sur mesure en Afrique, partout l’exploration et la mise en exploitation sont de mises.

 

Plus modestement, la Réunion a elle aussi son Far West, ou plutôt son sud profond, à peine reconnu par quelques marins plus aventureux que les autres. Quelques noms sur un carte, quelques amers, des coups de sonde, rien de plus, pas assez pour l’air du temps. Le dénommé Heurtin, obtient lui par contrat la concession de l’île d’Amsterdam pour la mettre en culture et entamer une activité d’élevage. Il part de la Réunion fin 1870 avec femmes et enfants, entouré de quelques amis qu’il a su convaincre. Le monde n’a pas de limite … Le groupe de pionniers pose le pied sur l’île en janvier 1871, en plein été austral, et se met au travail, commence son élevage (5 vaches les ont accompagnés dans le voyage), mettre en culture les semences apportées.


Amsterdam – comme Saint Paul - avait connu d’autres tentatives d’implantation, surtout de pêcheurs de langoustes. Mais ces tentatives avaient échoué, surtout en raison des conditions climatiques. Qu’importe, la mise en culture d’une île semblable à la Réunion devait facilement les ressources nécessaires à une vie heureuse. 


Ce que n’avait pas prévu ni Auguste Comte, ni Heurtin (si son nom est connu, son prénom est perdu !), ce sont les maladies, les problèmes d’adaptation, et le poids de l’isolement qui allaient ruiner son projet.Au final, Heurtin plie rapidement bagages et rentre à la Réunion, amaigri et malade, avec femme, enfants, amis (qui l'étaient un peu moins du coup) … mais sans les vaches. L’île retourne à son isolement d’où ne la sortent que de rares expéditions scientifiques. La tentative suivante de peuplement sera celle de 1949, qui verra l’arrivée de la Mission 1, il est vrai avec des moyens qui n’avaient rien de comparable avec ceux de ce pauvre Monsieur Heurtin …


Les vaches, montrent elles plus de facilité d’adaptation : malgré le manque d’eau, le pré est tendre, la ressource abondante, et les conditions de vie bonnes. Ce sont évidemment les seuls mammifères terrestres de l’île, qui ne compte aucun prédateur et ne leur impose aucune contrainte. A tel point que le troupeau va proliférer … jusqu’à atteindre 2.000 têtes dans les années 80 !  En 80 ans, ces vaches ont quelque peu évolué par rapport à leurs cousines de la Réunion : plus petites, plus légères (le taureau le plus lourd abattu pesait tout de même plus de 500 kg), elles semblaient même pouvoir obtenir un classement spécifique (bos taurus amsterdamensis).


 Mais elles font peser une menace sur l’île et ses espèces spécifiques en particulier par leurs piétinements. A force de tout dévorer sur l’île,  l’habitat naturel de certaines espèces (albatros d’Amsterdam, espèce estimée à une centaine d’individus aujourd’hui) est en danger. L’idée vient donc de poser une clôture de huit kilomètres de long, coupant pratiquement l’île en deux. Un remake de la clôture anti-dingos posée en Australie en quelques sortes … Après la limitation de l’espace, limitation du troupeau : un abattage sélectif commence afin de réduire le nombre de têtes à environ 400, un abattoir est même construit sur la base. L’île prend alors une coloration jaune en deçà de la clôture, verte au-delà. Les scirpes recommencent en effet à repousser sur la zone protégée, de même que mousses et fougères. La décision d’éradiquer le troupeau tombe en 2010, le dernier animal étant abattu début 2011.


 

Cette décision a soulevé quelques controverses, entre défenseurs de la préservation d’une espèce et protecteurs des oiseaux. Quel était l’impact réel du troupeau sur les populations aviaires ? Difficile à mesurer. L’argument des défenseurs des quadrupèdes ruminants est que les rats, voire les chats sont tout autant dangereux. Les populations d’Albatros semblent pourtant augmenter, lentement mais régulièrement.  Les scirpes ont tout cas s’en trouvent fort aise, de même que globalement toute la végétation.


Aujourd’hui, il ne reste pratiquement plus aucune trace directe de Monsieur Heurtin sur Amsterdam. Le troupeau a donc été éliminé, sa masure a disparu, un vague panneau près de la Mare aux Eléphants (MAE) sur la côte Nord en rappelle le souvenir. Heurtin a laissé son nom à une coulée de lave qui descend du volcan vers la côte nord, de même qu’à la clôture. Ou plutôt à l’ancienne clôture, que notre mission a achevé de démanteler en décembre dernier. Seuls des poteaux marquent encore ses limites et nous servent de point de repère. Nous avons refermé une parenthèse de 140 ans.


On doit aussi à Monsieur Heurtin l’introduction sur l’île de quelques unes des espèces invasives les coriaces de l’île : pissenlits, graminées diverses, sans doute la canne à sucre que l’on trouve encore dans une coulée. Si les marques directes de sa présence ont disparu, certains stigmates sont donc toujours présents. Mais le plus paradoxal, est que sans Monsieur Heurtin, la France aurait peut-être oublié ce bout de caillou du bout du monde …  


Aujourd’hui, nouvel air du temps oblige, nous ne sommes plus ici pour envisager mise en culture ou élevage. L’objectif est la conservation du patrimoine en l’état, voire la restauration de certains de ses aspects originels, ou présumés tels, avec les phylicas par exemple. Notre présence est aussi discrète que possible, une partie importante de l’île classée en « réserve intégrale ». S’y rendre sous entend donc d’être accompagné d’un ornitho et parfois de suivre un protocole très précis. Autres temps, autres mœurs …

 

LMGB


Photos : troupeau de vaches en 2004 archives locales

 

 

 

 

 

 

Publié dans HISTOIRE

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