Jean Cras, au Panthéon des génies inconnus

Une petite parenthèse pour saluer un de cess héros inconnus, mort et oublié depuis longtemps, Jean Cras.

Ne cherchez pas, il y a 90 % chances sur 100 pour que ce nom ne vous dise rien. Pas une rue, pas une avenue qui ne porte son nom. Il a disparu de l’histoire, sauf dans sa ville natale, comme beaucoup d'auteurs oubliés, de peintres adulés puis sortis de la mémoire collective, bras mort d'un fleuve. Et pourtant à bien y réfléchir, beaucoup parmi nous lui doivent quelque chose.

Le pire est sans doute que je ne sais par où commencer, par quel fil dévider l’écheveau de sa vie.

Restons-en sa biographie. Né à Brest en 1879, il baigne dans un milieu musical dès son enfance et compose rapidement. Mais en même temps il entame une carrière d’officier de carrière dans la Royale après l’Ecole Navale, qui devait le conduire rapidement à commander ou à enseigner. Il passe la première guerre mondiale sur l’Adriatique. Officier d’état major, il finit sa carrière embarquée en commandant le plus gros cuirassé français de l’époque, la Provence, puis à terre à Brest, en dirigeant la base navale. Ce navire a d’ailleurs lui aussi connu une vie agitée, puisqu’il a subi l’épisode de Mers el Kébir, avant d’être échoué volontairement en 1942 puis désarmé et détruit juste après la guerre.

Parallèlement à sa carrière militaire qui le mène sur toutes les mers du monde, il poursuit la création musicale. Son amitié avec Duparc (dont on ne peut pas dire qu’il soit beaucoup plus connu !) donne de la chair à son talent, auquel il se livre sans retenue, avec essentiellement des œuvres pour piano et des opéras dont il écrit les livrets. Ses œuvres sont jouées dans les grands théâtres parisiens, tandis que lui est le plus souvent en mer. Si son nom n’est pas resté dans les mémoires, il était souvent comparé à Debussy.

Rien ne peut mieux résumer l’imbrication de la mer et de la musique que l’intitulé de trois mouvements de sa suite symphonique intitulée Journal de Bord :

1 -quart de huit à minuit : houle au large, ciel couvert se dégageant au coucher du soleil, rien en vue,

2- quart de minuit à quatre : très beau temps, mer très belle, rien de particulier, clair de lune,

3- quart de quatre à huit : la terre en vue, droit devant.

Mais il ne s’arrête pas là. Il est aussi l’inventeur de l’indispensable règle Cras, que l’on trouve à bord de tout bateau,  à voile ou au fuel, du plus petit quillard au plus gros porte-containers. Cette règle, pour les non initiés a été inventée en 1917, et personne n’a trouvé mieux depuis. Elle permet de tracer une route sur une carte ou de placer un point. A vue de nez, rien de génial là dedans : ça n’est jamais qu’un double décimètre avec deux rapporteurs, qui vient se coller aux méridiens. D’une utilisation enfantine, l’idée est simplement transcendantale, celles dont on se dit « pourquoi n’y a-t-on pas penser avant ? » Cras, lui y a pensé.

Il s’éteint en 1932 terrassé en trois jours par la maladie à l’âge de 53 ans.

Je confesse une dette éternelle à la personne qui m’a fait découvrir l’œuvre de Jean Cras, et en particulier Maritime, et ses Paysages pour piano.

Jean Cras, comme Pierre Loti (auteur entre autres de Madame Chrysanthème, dont s’est ensuite inspiré Puccini pour écrire Madame Butterfly) ou encore Victor Segalen (encore un Brestois, mais lui passé par Bordeaux) fait partie de ces personnes qui rendent la vie plus belle, plus humaine, plus intelligente. Si Ségalen et surtout Loti sont connus et reconnus, Cras est lui inconnu du grand public. Voici une modeste contribution pour essayer de réparer cette injustice et donner à cet honnête homme sa part de reconnaissance. 

LMGB

Photos : Jean Cras en jeune officier, le cuirassé la Provence, règle Cras, compas pointe sèche et carte SHOM (les experts auront reconnu la 9999, celle du permis hauturier), le kit parfait de la table à carte avec le crayon de bois. Les super experts auront reconnu l'écriture